• Pentagone-Balard : l'armée française prouve qu'elle est aussi sourde que muette.

    Peut-on encore sauver le soldat PERRET, porte de Sèvres ? La réponse est désormais claire si vous vous êtes4/transports. promenés récemment à Balard, dans le sud-ouest de Paris, c’est NON ! Les protestations et pétitions lancées à tout va depuis plus de deux ans n’y auront donc rien fait, la palissade opaque qui court désormais le long du boulevard du général Martial-Valin (XVe arrondissement ci-dessous) nous signale que le  « massacre patrimonial » est sur les rails. Et les réjouissances vous sont présentées par … l’Etat en personne, propriétaire des lieux.

    Au moment où le pays est secoué par d’interminables débats sur son identité nationale, ses responsables estiment qu’ils peuvent allègrement tourner le dos à l’un des points consensuels au sein de la société française, la4/transports. politique de protection du patrimoine, mise en place péniblement il y a une cinquantaine d’années par quelques hommes tenaces. L’un d’eux, et non des moindres, s’appelait André MALRAUX et affirmait après le difficile sauvetage par l’Etat du chef d’œuvre de l’art Français par excellence : « Versailles, construit par le roi, conquis par le peuple, sauvé par la nation ». Que dirait-il aujourd’hui à propos de l’œuvre des frères PERRET à Balard, lâché par les mêmes autorités dans une indifférence quasi-générale ?

    « Bassin d’essai » !

    Pendant de longues années, le site de la marine de Balard est resté associé à un simple nom pour les habitués de feu-PC1, celui d’un modeste arrêt peu fréquenté : « Bassin d‘essai ».

    Et c’est bien là l’une des caractéristiques majeures de ce site, et qui s’explique évidemment par sa/ses fonction/s militaire/s, sa grande discrétion. De la rue, en effet, impossible d’imaginer que l’endroit recèle, un, quelques bijoux d’architecture moderne, et possède, deux, une grande cohérence d’ensemble. D’autant qu’il ne s’agit que d’une partie d’un complexe plus vaste encore (en tout 16 ha) et qui englobe, en plus de cette partie occidentale, la « Cité de l’air » du côté est de la rue de la porte de Sèvres, et construite, elle, en 1934.

    L’ensemble ne se livre guère aux curieux. Impression évidemment renforcée, d’abord, par la façade aveugle qu’offre, sur plus de deux cents mètres de long, l’un des bassins d’essai, le premier construit en réalité, sur le boulevard Victor. Et, ensuite, par la grande hétérogénéité de constructions sur l’ensemble du site qui semblent avoir poussé de façon complètement anarchique au fur et à mesure des besoins et des disponibilités de terrains.

    Et c’est là précisément que l’on commence à rejoindre la réalité. Car, les différents bâtiments ont bien été édifiés sur le long terme, en réalité plus de cinquante ans, entre 1906 et 1958 !

    C’est à l’initiative de l’ingénieur Louis-Emile BERTIN qu’est érigé le premier des bassins sur un site qui avait été choisi par l’armée en raison de sa proximité avec son terrain d’entraînement d’Issy-les-Moulineaux*[1]. Mais, ce choix s’explique aussi par la possibilité d’extension qu’offrait le lieu, situé sur l’enceinte de Thiers (bastion n°69) que l’on savait condamnée au déclassement à plus ou moins brève échéance*[2].

    Commence donc en 1906 la construction du premier bâtiment sur le site de Balard, en réalité un simple hangar de 225 mètres de long dont l’objectif est d’abriter pour le bénéfice de la Marine, un bassin d’essai pour tester le comportement de ses navires, reproduits à une échelle réduite. Cet édifice, appelé simplement n°1, que vous pouvez encore admirer pour quelques temps est rapidement suivi par le bâtiment administratif confié aux frères PERRET qui le réalisent entre 1928 et 1932. Chargé d’accueillir le personnel du service technique des constructions navales jusqu’alors logé rue Royale, il ne prend sa forme actuelle que très progressivement (puisque la façade de la rue de la Porte de Sèvres n’est achevée qu’en 1946 !). Il représente en tout cas le seul chef d’œuvre clairement visible pour le passant de la rue et concentre de ce fait toutes les attentions côté sauvegarde. Ce qui se concrétise dès XII/1965 avec son classement à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques.

    Toutefois, l’endroit n’en avait pas moins continué entre temps son extension puisque entre la fin des années 1930 et la fin des années 1950, est confiée aux mêmes architectes l’érection de nouvelles constructions très hétéroclites dans leurs fonctions : des ateliers, des laboratoires, des bureaux, d’autres bassins d’essais, et même un canal, dit de Suez. Mais surtout, ils y construisent, en collaboration avec Jacques MARION, ce qui constitue peut-être la perle architecturale du site, le bassin de giration (élevé en 1938, puis couvert plus tard, en 1951). Il s’agit d’un vaste plan d’eau circulaire de 65 mètres de diamètre et de 5 mètres de profondeur qui peut avec son bras articulé tester la réaction de maquettes de navires face à l’élément eau.

    Le site de Balard n’est donc pas, on le voit, que primordial pour l’armée, il a acquis au fur et à mesure de son extension une dimension patrimoniale de première ampleur. Ce qui n’a pas manqué d’échapper aux spécialistes tel Peter COLLINS qui dit un jour du lieu : « l’architecture industrielle est ici portée au degré le plus élevé de l’art ».

    « La plus grande défense de l’Homme contre les pulsions, contre les instincts, c’est ce qui a survécu » (A. MALRAUX).

    Et c’est justement pour cette raison que l’on ne peut se résigner face à la décision de faire ici « tabula rasa » [ou presque] afin d’édifier un simple IGH post-moderne.

    Certes, difficile de contester sur le fond le projet du ministre de la Défense, Hervé MORIN. Ce dernier, lancé en XII/2007 et porté par le président de la République Nicolas SARKOZY, vise en effet à faire faire des économies au budget de l’Etat en regroupant vers 2014/5 sur un seul lieu 15 000 personnes qui, à l’heure actuelle, sont disséminées sur douze sites dans Paris*[3].

    En revanche, ce qui l’est davantage c’est la façon dont s’est engagé ce projet de Pentagone à la française. D’abord, cette décision lourde de conséquences financières, selon les sources on parle de 500 millions à 2 milliards d’€*[4], aurait nécessité débats publics et études préalables. Or, aucune expertise n’a été réalisée, aucun concours d’architecture ne sera effectué, se pose ensuite le problème de la modification du PLU (Plan local d’urbanisme) puisqu’un IGH doit s’implanter sur le site, mais aussi celui de la vente d’immeubles et bâtiments prestigieux actuellement occupés par l’armée comme l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde, ou l’historique ex-ministère de la Guerre, boulevard Saint-Germain. Et que dire enfin de cette volonté de ne pas préserver quelques-uns des chefs-d’œuvre architecturaux que contient le site de Balard (en tout, 70 000 m² seront mis à terre). Alors qu’une sauvegarde judicieuse aurait sans doute permis d’en préserver le maximum, tout en laissant libre environ 70 % du terrain ! L’Etat ne fait ici aucune concession, et fait même preuve de la mauvaise foi la plus totale, en éditant une plaquette, par le biais du ministère de la Défense, vantant le projet aux riverains en leur promettant « un environnement urbain rénové » (sic), un « pôle petite enfance », et argument ultime, des « retombées économiques » majeures. Face à cela, on se doute que les défenseurs de l’architecture moderne, déjà si décriée en France (exemple de la sauvegarde de certaines cités d’Emile AILLAUD ou autres, ou bien encore récemment du quartier des Poètes à Pierrefitte, voir ici), pèsent bien peu. D’autant qu’on leur oppose un argument censé mettre tout le monde d’accord, je le résume certes de façon caricaturale, mais en gros cela donne : de PERRET, il en reste déjà bien assez : le Havre, le palais d’Iéna, le théâtre des Champs-Elysées, la rue Franklin (c.f ci-dessus), la rue Raynouard, etc.

    En somme, tout est déjà décidé et lancé quoiqu’on en pense : le calendrier parle de démolitions jusqu’en 2011, de la rénovation de la Cité de l’air entre 2012 et 2014 qui a débuté par la Tour F à proximité du Périph’ et de l’Aquaboulevard*[5] (ci-contre),  de la construction de l’IGH en 2013/4 et d’une livraison/installation définitive au plus tard fin 2014. Tout va même si vite (pour éviter toute polémique, on détruit et après on réfléchit : méthode déjà adoptée pour un autre lieu récemment, les usines Renault de l’île Seguin à Boulogne-Billancourt) que l’on espère même plus une dernière ouverture au public pour les prochaines journées du patrimoine, fin IX/2010. Le public risquerait de s’émouvoir !

    « L’Etat, c’est moi » disait l’autre il a y trois siècles. Au prix d’âpres luttes et combats, nous lui avions substitué un « Etat, c’est nous », parfois, permettez-moi d’en douter.

    Rompez les rangs...

    Eric BAIL pour èV_

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    [1] Terrain qu'elle avait acquis par échange du Champs de Mars avec le Ville de Paris, en 1890.

    [2] Ce qui se concrétisa avec la "loi du 30/IV/1919 prévoyant le lotissement des terrains de l'enceinte et l'aménagement de la zone en une ceinture de parcs" in CHARVET (Marie), Les fortifications de Paris, de l'hygiénisme à l'urbanisme, 1880/1919, Rennes, PUR, 2005, p.7.

    [3] Seuls seraient conservés les Invalides et l’Ecole militaire.

    [4] De fait, l’Etat ne pouvant s’engager seul dans cette aventure, et vu le contexte économique du moment, c’est par le biais d’un partenariat public/privé (PPP) que se règlera la question du financement. Ce qui implique pour les pouvoirs publics une concession longue, on évoque 30 ans voire plus, et donc en conséquence un loyer d’occupation les locaux pendant la durée de celle-ci.

    [5] Haute de 62 mètres, elle s’étend sur 20 niveaux, soit 35 000 m² de plancher. Construite dans les années 1970, elle nécessitait une restructuration importante en raison de la présence d’amiante, et de la mise aux normes actuelles. Pour environ 100 millions d’€, 9 000 m² de bureaux seront refaits à neuf, ainsi que 740 chambres.

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    Sources : defense.gouv.fr ; lemoniteur.fr ; lefigaro.fr ; secretdefense.fr ; lepoint.fr ; docomomo.fr ; article de GAUDARD (Valérie), Le bassin des « carènes » et le STCN à Balard : un exemple de cité scientifique à Paris, In Situ, revue des patrimoines [en ligne], 2009.

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    Crédits photographiques

    Photo 1 (en-tête) : vue générale du site ouest avec au premier plan le premier bassin d'essai, le bâtiment administratif signé PERRET, et la Tour F en fond et en travaux / Photographie personnelle prise le samedi 21/III/2009.

    Photo 2 (intro) : palissade installée afin de masquer le futur démantèlement / photographie personnelle prise le samedi 20/III/2010.

    Photo 3 : vue du ciel de l'ensemble du site vers 1958, pas encore de périph', ni d'Aquaboulevard, le bassin circulaire est, en revanche lui, déjà couvert. / photographie issue de l'article de Mme GAUDARD Valérie.

    Photo 4 : vue du bassin des carènes dit aussi n°1 de l'ingénieur BERTIN. / photographie extraite de l'article de Mme CHARVET Marie, p.2.

    Photo 5 : bâtiment administratif des frères PERRET à l'angle de la rue de la porte de Sèvres et du boulevard Victor, la seconde aile n'est pas encore édifiée. / photographie issue de l'article de Mme GAUDARD Valérie, p.11.

    Photo 6 : bassin de giration non encore couvert, vue extérieure prise en 1952. / photographie extraite de l'article de Mme GAUDARD Valérie, p.16.

    Photo 7 : photographie de l'immeuble PERRET de la rue Franklin dans le XVIème arrondissement de Paris. / photographie personnelle prise le mardi 23/III/2010.

    Photo 8 : vue de la Tour F en cours de restructuration. / photographie personnelle prise de la rue de la porte de Sèvres le samedi 21/III/2010.


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