• Jussieu sur le gril ! (1/2).

    Les légendes urbaines ont la vie dure, et tout étudiant qui arrive à Jussieu peut en témoigner, qu’il intègre Paris VI/Pierre-et-Marie-Curie, la fac de sciences, ou Paris VII/Denis-Diderot, celle des lettres et des sciences humaines qui cohabitent toutes deux, pour un temps encore, sur le campus du Ve arrondissement de Paris. Car l’une des premières anecdotes que l’on raconte à ces néo-étudiants est que le lieu qu’ils découvrent pour la première fois, et qu’ils appréhendent souvJussieu.ent assez mal au cours de leur scolarité, n’a en réalité pas été conçu pour leur ville, mais pour le Brésil. La fac étant quelque peu, doux euphémisme, inadaptée au climat parisien essentiellement pluvieux et venteux. Ce que l’architecture du site, sur pilotis et sur dalle, ne supporte que difficilement, rendant les parcours souvent périlleux.

    Evidemment, on est loin de la réalité en relatant une telle histoire. Car, à l’origine de la faculté des Sciences de Paris-Centre (son véritable nom), on trouve la volonté de certains hommes déterminés de donner à la capitale un lieu d’enseignement et de recherches digne de ce nom. Quant à son architecture, les solutions adoptées répondent à certaines contraintes initiales et s’expliquent donc, même si elles ne se comprennent pas toujours.

    Pratique et théorie

    Lorsque l’on découvre Jussieu pour la première fois, en sortant notamment de la station de métro toute proche et en arrivant de la place dont la faculté elle-même a fini par prendre le nom, on a beaucoup de difficulté à l’appréhender. Impossible effectivement d’en avoir une vision globale. Et de fait, on se focalise d’emblée sur la tour centrale (c.f ci-contre, rénovée), dont on ignore alors bien qu’elle peut porter un 4/transports.nom, celui de l’ancien doyen de la faculté des sciences, Marc ZAMANSKY, l’un des instigateurs du projet. La considérant juste ici, posée au milieu d’une cour disproportionnée, comme un objet un peu à part au sein de l’ensemble*[1], tout en en représentant un point de passage et de rendez-vous incontournable. Je n’ai pas dit de rencontres, car très vite, ce que l’on saisit trop bien à Jussieu, et qui paraît étrange lorsque l’on a, comme je l’ai fait, fréquenté d’autres lieux universitaires avant d’y atterrir, c’est l’absence d’espaces de rencontre entre étudiants. N’y cherchez pas de cafétérias, de bancs ou de lieux de convivialité, vous n’en trouverez pas. Et vous finirez sans doute par vous contenter avec vos ami(e)s des rebords du bassin entourant la tour ZAMANSKY. Et n’espérez pas en trouver davantage au sein des locaux eux-mêmes. Si mes souvenirs sont bons, et concernant les quelques couloirs que je fréquentais alors, seule une minuscule cafétéria se logeait tour 34 où nous avions bien du mal à tous prendre place (nous n’étions pourtant que six ou sept).

    Il était une fois...

    Jussieu a triste réputation, c’est une évidence. Et encore, ne vous parlerais-je pas dans le détail des nombreux dysfonctionnements et tares structurelles du campus à l’image des ascenseurs des tours perpétuellement hors-service, des couloirs si obscurs, de la très mauvaise isolation des salles de cours, des risques de la déambulation sur les dalles détrempées du rez-de-chaussée, ou des sous-sol4/transports.s si lugubres, etc. On est alors bien loin de s’imaginer l’enthousiasme qui a prévalu à sa création. Car c’est bien pour répondre à un défi de taille qu’est envisagée la construction dans la capitale d’une faculté des Sciences capable d’accueillir plusieurs dizaines de milliers d’étudiants. Il faut effectivement faire face aux besoins de formation à venir de la génération des baby-boomers qui atteindront la vingtaine d’années vers 1960/5*[2]. La vieille Sorbonne étant alors bien incapable de combler seule de tels besoins. Le site qui est retenu, celui de la halle aux vins, à proximité du quai St-Bernard, s’il ne se situe pas réellement en plein cœur de Paris, n’en reste pas moins idéalement placé, puisqu’à proximité du quartier latin, haut-lieu estudiantin parisien depuis le XIIIe siècle. Le problème est qu’il est encore occupé par les négociants et marchands de vins qui s’y sont installés depuis les années 1940. C’est pourquoi, les premiers projets présentés au début des années 1950 tiennent compte d’un impératif : permettre à l’activité de ces derniers de se poursuivre, au moins le temps qu’ils ne déménagent vers un lieu plus approprié. D’où l’idée rapidement adoptée de construire sur pilotis, orientation qui finit par marquer de façon indélébile les plans entérinés par la suite. Avant que les premières constructions, érigées le long du quai et de la rue Cuvier*[3], ne tournent définitivement le dos à la Seine et ne repoussent l’entrée du campus de l’autre côté, vers la place Jussieu.

    En tout cas, un évènement majeur pour l’avenir du site se produit en 1962 lorsqu’André MALRAUX, après avoir parcouru le chantier, décide de se saisir du dossier et d’y imposer un nom, celui de l’architecte Edouard ALBERT (1910-1968). Ce dernier établit alors de nouveau4/transports.x plans en 1962/3 dont nous connaissons évidemment les grandes lignes : une cour centrale flanquée d’une tour de plus de 80 mètres de haut, réservée à l’administration, noyée au milieu de bâtiments à structure métallique relativement bas (guère plus de 20/25 mètres de haut) et qui s’organisent eux-mêmes autour de petites cours carrées, et qui sont reliés les uns aux autres par de mini-tours circulaires accueillant les circulations (c.f ci-dessus, tour 14). Le tout représentant une sorte de grille, de trame construit sur dalle pour faciliter les différentes circulations, automobiles en sous-sol, piétonnières en surface.

    Un modernisme contesté.

    L’un de mes anciens maîtres de conférences parlait de l’architecture de Jussieu en utilisant les termes de « sous-corbusianisme » et qualifiait même son architecte, Edouard ALBERT, d’adepte incompris d’un CORBUSIER qu’il n’a pas compris. C’est sans doute un peu fort, mais il est vrai que le « gril » d’ALBERT s’il se veut inspiré de l’architecture de l’Escurial de Madrid, est un peu austère esthétiquement. Et ce malgré les tentatives de doter le lieu de nombreuses4/transports. œuvres d’art.

    De plus, trois autres éléments à charge peuvent être présentés. D’abord, le campus élevé sur dalle est complètement coupé du quartier, notamment des rues voisines des Fossés-St-Bernard et des Ecoles. Et s’il existe bien de nombreuses entrées en sous-sol sur chaque face, vous préfèrerez incontestablement passer par la cour centrale et l’entrée principale pour rejoindre les quartiers aux alentours (une ville dans la ville ?). Ensuite, le campus d’ALBERT ne présente que peu de liens, pour ne pas dire pas du tout, avec les premières barres construites le long des quais et de la rue Cuvier dans les années 1950. Une sorte de terrain vague les sépare nettement alors même que les bâtiments du « gril » (photographie ci-dessus, et plan ci-dessous) semblent leur tourner résolument le dos puisque non achevés à cet endroit. Nous y reviendrons, mais c’est bien ici que s’est longtemps jouée et que se dessine à l’heure actuelle la reconquête du site tout entier.

    Enfin, si la plupart des bâtiments prévus à l’origine a bien été érigée entre 1964 et 1972*[4], l’interruption brutale des travaux au début des années 1970 pour diverses raisons*[5], a brisé le pari architectural originel d’ALBERT. Sa trame, notamment vue du ciel, est imparfaite, et quand vous arrivez des quais, c’est bien aux entrailles d’un bâtiment qui semble éventré que vous avez à f4/transports.aire. D’où le sentiment d’inachevé qui plane sur la faculté de Jussieu.

    D’autant plus qu’une autre idée à la base du projet a également volé en éclat. C’est celle de l’unité d’enseignement et de recherches. Car, très vite, ce n’est plus une seule, mais bien deux facultés, une de sciences, l’autre de lettres, si différentes dans leur nature, leur objet, leur structure qui ont fini par cohabiter sur le site. Cohabitation qui a posé d’indissolubles problèmes, notamment quant à la répartition respective et l’utilisation quotidienne des locaux. Tous ces problèmes expliquent en tout cas sans doute la récurrence avec laquelle la question de son réaménagement global, voire de sa destruction pure et simple, est si souvent évoquée depuis plus de vingt ans. Même si  personne n’a évidemment osé prendre une telle décision*[6]. D’autant qu’entre-temps, un malheur n’arrivant jamais seul, un autre problème de taille s’est greffé à tous les autres, celui de la découverte en grande quantité d’amiante, dans les années 1990, sur l’ensemble du site. Condamnant les autorités à beaucoup de prudence, la santé publique étant en jeu.

     

    Dans un second article, que vous pouvez retrouver en cliquant ici, nous verrons comment de multiples tentatives et projets ont tenté de remédier par diverses solutions aux problèmes (architecturaux, esthétiques, pratiques, sanitaires, etc.) de Jussieu. Et comment son avenir est entrain de se jouer à l’heure actuelle avec son réaménagement global*[7].

    Eric BAIL pour èV_

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    [1] Je n’avais évidemment pas encore découvert les « magnifiques » barres de CASSAN qui masquent la Seine à l’opposé de l’entrée principale.

    [2] Le baby-boom a, il est vrai, été précoce en France puisqu’il débute dès 1942, contrairement aux autres pays développés où il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale.

    [3] Les tristement célèbres barres signées Urbain CASSAN, Louis MADELINE et René COULON.

    [4] Les travaux débutent en II/1964, les deux tranches de la physique sont achevées en 1966, puis c’est au tour des services maths et géologie entre 1967 et 1969, avant la chimie entre 1969 et 1971, en même temps que la tour centrale d’administration, tandis qu’en 1972, la première tranche du service biologie est achevée.

    [5] La crise économique est fréquemment employée pour l’expliquer. Mais, les évènements de V/1968 l’expliquent également puisque désormais la faculté des sciences a éclaté en plusieurs sites. Ce qui justifie moins l’érection d’un navire amiral unique.

    [6] Comment imaginer déjà le déménagement de dizaines de milliers de chercheurs et d’étudiants ailleurs dans Paris ou la région parisienne, alors que la France manque déjà si cruellement de locaux d’enseignement supérieur et paraît si en retard face aux grandes universités notamment américaines.

    [7] J'aimerais pour cette dernière note évoquer mon sentiment personnel sur le campus. J'ai fréquenté Jussieu d'X/1997 à VI/2000 en tant qu'étudiant en histoire (Licence 2 et 3, et master 1). Nous étions cantonnés aux couloirs des tours 44/34/24, soit ceux qui représentent le décor de fond de la cour centrale. Evidemment, nous les quittions de temps à autre, notamment pour les cours d'informatique, ou en amphis (parfois en dehors du campus, rue Guy de la Brosse), pour le sport et les déjeuners, pour se rendre à la bibliothèque, ou encore pour régler nos quelques soucis administratifs (pyramide de la scolarité tour 55/56), mais la plupart du temps nous y restions. Et, si étrange que cela puisse paraître, nous l'aimions cette fac, « notre » fac. Peut-être d'abord parce que sans la saisir, nous la comprenions, car, malgré sa taille qui apparaît gigantesque à un provincial fraîchement débarqué, elle se laisse vite dompter et on ne s'y perd jamais. Et puis, les salles y sont plutôt grandes, lumineuses et nombreuses. Et les circulations se faisant toujours par les mêmes endroits, les professeurs/chercheurs/maîtres de conférences étaient très présents à nos côtés, parmi nous, gros avantage par rapport à d'autres lieux universitaires parisiens où on ne les croise presque jamais. Quant aux mini-tours centrales, on y restait souvent plusieurs heures afin d'y discuter de tout et de rien  (jeunesse quand tu nous tiens !). Ce sentiment ne doit, je pense, guère être partagé par les « permanents » (chercheurs, scientifiques, professeurs, etc.) et les étudiants en sciences, qui peuplaient le lieu. Leur besoin étant évidemment aux antipodes de ceux des littéraires que nous étions alors (locaux ventilés et adaptés, etc.).

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    Sources : HOTTIN (Christian), « Cinquante ans de projets pour Jussieu », Paris, 2007, 31 p. ; univ-paris-diderot.fr ; epajussieu.fr ; connaissances personnelles (cours et vie sur le campus). Crédits photos : photos personnelles prises en 2008 et 2009.

    Première version du 22/V/2008 sur PériphériK ; mise à jour datant du mardi 08/VI/2010.

    http://ekladata.com/especeurbaine.jeblog.fr/mod_article1316386_2.jpg http://ekladata.com/especeurbaine.jeblog.fr/mod_article1316386_1.pdf

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  • Commentaires

    1
    Mardi 4 Novembre 2014 à 12:16
    Belle manière d'aborder cela, un résumé intéressant, particulièrement vis-à-vis des ignares sur la question!
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