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Alerte rouge ! 1/2
L’histoire des rapports tumultueux qu’entretiennent Paris et sa banlieue est émaillée de faits marquants, tout autant que de mythes qui ont fini par façonner de nombreux préjugés qui dominent encore à l’heure actuelle de chaque côté du périph’, comme auparavant des fortifs. L’un de ces mythes a longtemps été agité pour faire peur et a, sans doute plus que tout autre
, permis d’ancrer durablement dans la mémoire collective certaines images d’Epinal. Ce mythe, c’est celui de la banlieue rouge qui s’est forgé progressivement au fil des succès électoraux de l’extrême gauche communiste en périphérie parisienne entre les années 1920/30 et les années 1950/60.
Ils ont, bien que clairement exagérés, contribué à révéler et finalement à consolider l’image que se faisait Paris de sa banlieue, et vice-versa. Car avec ces évènements, la capitale « bourgeoise » sûre de ses valeurs qu’est Paris s’est vue comme une citadelle assiégée et encerclée de toute part. Tandis que sa périphérie qui se sentait, depuis bien longtemps déjà, délaissée et victime de la pression moralisatrice de son encombrante voisine, s’est prit à rêver du « grand soir », et à s’imaginer unie autour d’un parti et d’une certaine vision du monde et de la société.
Petite histoire d’une ceinture qui devait être verte et qui a fini par virer au rouge.
QUI SEME LE VENT ...
Il est difficile de dire précisément à quel moment la notion de banlieue rouge commence à être utilisée, et la peur agitée. Car, si le communisme municipal fut bien une réalité pendant plusieurs décennies, la banlieue n’est pas subitement devenue « rouge », et ne l’a finalement jamais été complètement. Quant aux relations difficiles entre la capitale et son environnement régional, elles ne sont pas nées des victoires communistes en banlieue à partir du premier entre-deux guerres. Et, celles-ci demeurent toujours tendues à l’heure actuelle alors même que la banlieue n’est plus rouge depuis bien longtemps (à peine rosée !). En témoignent les atermoiements autour du Grand Paris qui reste une arlésienne, et le restera probablement encore longtemps, vu le projet de loi récemment voté par le Parlement (ndlr en V/2010).
Il ne faut donc voir ce mythe que comme un énième soubresaut dans l’histoire des relations ambivalentes, et presque uniques dans l’histoire urbaine mondiale, entre ces deux espaces si proches et pourtant si différents. Ce qui finalement a pris consistance essentiellement à partir du XIXe siècle, et s’est renforcé au fil du suivant.
Notamment à partir de la décision de construire l’enceinte de Thiers dans les années 1840 qui donne l’impression à de nombreuses communes limitrophes de n’être finalement qu’un espace de seconde zone, dénué d’intérêt, juste bon à servir de zone tampon et de protection à la puissante, mais vulnérable, capitale. Avant que l’annexion autoritaire de onze communes et/ou morceaux de communes à Paris par l’administration impériale ne vienne encore renforcer ce sentimen
t (loi du 28/V/1859, décret du 31/X de la même année, pour une application au 01er/I/1860). Beaucoup de villes se trouvent alors amputées d’une grande partie de leur territoire, ou disparaissent complètement : Montrouge passe ainsi de plus de 500 ha à moins de 300 sans pouvoir s’y opposer, tandis que Vaugirard, Auteuil, Bercy ou Belleville se transforment en « simples » quartiers de la capitale.
Et que dire des grands travaux entrepris par le IInd Empire dans Paris. Cette vaste opération d’embellissement laisse un goût amer en zone suburbaine. Car, si elle fait de la ville une métropole moderne, et du même coup un modèle à travers le monde, elle tient aussi indéniablement à l’écart toute la périphérie immédiate. Ce qui tend à prouver aux « banlieusards » (même si on ne les appelle pas encore ainsi) que ces travaux n’ont eu, comme principal objectif, que d’évacuer hors de la capitale les populations, souvent laborieuses [donc potentiellement dangereuses], et les activités, souvent polluantes et encombrantes, dont Paris ne veut plus en son sein. Et comment comprendre, au moins en partie, le soulèvement de la Commune en 1871, sans parler déjà de l’état et de la nature de ces relations Paris/périphérie. Cet évènement ne marque t-il pas, en effet, aussi la volonté de ces classes populaires chassées du cœur de la ville de se le réapproprier ?
Et si cette première alerte émeut et commence à inquiéter les autorités, Paris ne rompt pas, tout au long du XXe siècle, avec cette attitude plus qu’ambiguë avec ses voisines. Certes, quelques barrières physiques et verrous sautent, les Fortifs en premier en 1919 (déclassées par la loi du 19/IV/1919), l’octroi sous Vichy en 1943 (loi du 02/VII/1943), mais les mentalités, elles, n’évoluent guère. La capitale, devenue entre-temps la rayonnante « Ville Lumière », continue de se débarrasser de ses pauvres en édifiant en banlieue les premiers grands ensembles*[1], tandis que morts et eaux sales parisiennes continuent de se déverser allégre
ment au-delà des limites de la commune. Et que dire de l’édification de ses réseaux de transport qui ont une fâcheuse tendance à se recroqueviller sur eux-mêmes. D’abord le métropolitain qui mit un quart de siècle avant de sortir, et encore très timidement (en 1934 vers Issy-les-Moulineaux), des limites de la ville. Ou bien le périphérique à partir des années 1950 qui tourne désespérément en rond autour d’une seule et même cité, tout en en consolidant physiquement ses limites administratives. C’est d’ailleurs très souvent le premier reproche fait à l’enceinte bétonnée, bien qu’elle soit aussi indispensable à Paris qu’aux villes de première couronne. Et que dire enfin des conséquences qu’eut l’édification des deux aéroports parisiens, à Roissy-en-France et à Orly : nuisances sonores et visuelles, pollution, villes et villages abandonnés, etc.
Les succès communistes en banlieue élections après élections, étant donné le ressentiment existant mais aussi en raison du contexte international qui ne favorisait guère le discernement et l’apaisement, ne pouvaient donc que susciter la crainte du côté des édiles et d’une frange de la population parisienne, et favoriser la construction mentale d’un encerclement menaçant.
LE FOND DE L’AIR EST ROUGE.
Et il est vrai que, très rapidement dans l’imaginaire collectif, les premières victoires du PCF en banlieue se transforment en déferlante rouge sur tout le département. Avec l’idée qu’une revanche était possible après tant de frustrations. Car effectivement, lorsque l’on évoque la ceinture rouge, la première image qui surgit en général est bien celle d’un raz-de-marée communiste (on dirait tsunami aujourd’hui) dans toute la périphérie parisienne, et ce dans un laps de temps très court.
Or, on est loin de s’imaginer que là n’est pas la réalité. Ainsi, la gauche ne réussit à glaner « que » onze mairies aux élections municipales de XII/1919, les premières de l’après-guerre et les dernières avant la création du parti communiste-SFIC au congrès de Tours en XII/1920. Sur soixante-dix-neuf communes que compte le département de la Seine à cette époque (chiffres de 1911, Paris inclus), s’il s’agit d’un tsunami, il a perdu de sa vigueur en frappant les limites du ter
ritoire parisien.
Quant à la légende, qui a la vie dure, de l’encerclement de Paris, elle ne tient pas davantage la route. Il suffit pour s’en persuader de consulter la carte des résultats électoraux de l’extrême gauche communiste en banlieue après les élections des 5 et 12/V/1935 qui représentent l’apogée (avant-guerre) du « communisme municipal ». Certes, le quart des villes du département de la Seine se choisit alors un maire PCF. Certes, trois grands blocs homogènes de villes communistes se créent aux portes mêmes de Paris*[2]. Mais tout de même, Paris en 1935 n’est pas Alésia en 52 a. C. THOREZ-CÉSAR, à la tête de ses légionnaires-communistes, n’est pas encore prêt à lancer une offensive sur le limes parisien. De toute façon, la nouvelle Rome entamant à peine son revirement stratégique historique (qui conduisit au rassemblement, puis au front populaire) ne l’aurait sans doute guère appuyé dans sa tentative.
Et de fait, plutôt que de parler de « ceinture rouge » autour de la capit
ale, nous devrions plutôt évoquer les « banlieues rouges » afin de mieux rendre compte de la diversité de la situation suburbaine de cette époque. Déjà parce que, outre des municipalités aux mains de communistes, de nombreuses autres villes se sont choisies un représentant socialiste. Un parti longtemps qualifié par le PCF (jusqu’à l’alliance de VII/1934) de « social-traitre », et dont les différences notamment idéologiques avec ce dernier sont à la mesure du trauma suscité par la rupture du congrès de Tours de 1920. Mais aussi enfin, parce que certaines autres communes de banlieue, bien que dirigées par des listes de gauche, sont entrées en dissidence et ne se retrouvent absolument pas dans la vision du monde du Komintern*[3]. C’est pourquoi, imaginer que ces élections puissent faire naître un unique espace atténuant d’un coup les particularismes locaux, effaçant miraculeusement querelles intestines et égoïsmes communaux, allant même jusqu’à créer de facto une solidarité et une conscience de groupe (capables de préparer la revanche), cela paraît excessif.
En réalité, c’est sans doute en raison d’un contexte national et international très tendu*[4] que cette victoire, vécue comme un véritable traumatisme par les élites, et par une grande partie de la presse, finit par se muer en raz-de-marée rouge. Les inquiétudes corporatistes de ces derniers finissant par rejaillir sur une opinion publique parisienne et plus généralement française forcément perméable et malléable vu l’évolution du pays et du monde depuis le début des années 1930. Caricaturalement, c’est là que naissent les images des hordes ouvrières et des « valets de Staline » aiguisant leurs couteaux (qu’ils portent évidemment entre leurs dents) et qui n’attendent qu’un ordre de Moscou pour fondre animés d’un fort esprit revanchard, et à partir de leurs solides bases-arrières de banlieue, sur de pauvres Parisiens acculés et sans défense. Sans oublier que la SFIC elle-même, ses cadres, le Komintern, les militants, etc. ont par leurs discours, leurs actions, leur propagande joué un rôle non négligeable dans cette amplification du mythe.
Car en fait, avec ces évènements, ce qui fit surtout peur à nombre de représentants de la IIIe République (des milieux politique, médiatique, des affaires, et aux édiles municipaux parisiens), ainsi qu’à une frange conséquente de la population du pays, c’est sans doute moins cette possible descente sur Paris de milliers de « barbares des temps modernes »*[5] que la crainte de perdre définitivement le contrôle sur cette partie du département le plus riche de France. D’autant que le communisme municipal ne pouvait à terme s’accompagner, à leurs yeux, que par une autonomisation importante par rapport à la capitale. Chose inimaginable étant donné sa valeur dans la bonne gestion de la vie, de la politique parisiennes, et sa position géographique qui mettait la plupart des grands lieux de décision nationa
ux à une encablure de rebelles incontrôlables*[6]. Sentiment encore conforté quand cette même périphérie porte à la tête de la Seine l’un des siens, le maire communiste d’Ivry/Seine, Georges MARRANE, un ancien ouvrier de surcroît. Ou bien lorsque cette défiante ceinture rouge prend la tête du mouvement de grève qui naît début V/36 (usines d’aviation et/ou d’automobiles de Courbevoie, de Saint-Denis, de Boulogne, de Colombes, d’Asnières, de Gennevilliers, etc.).
En réalité, ce que révèle surtout un tel vote massif pour les plus radicaux opposants à l’establishment républicain dans les banlieues de Paris à cette époque, c’est que celles-ci semblent vouloir s’échapper de la tutelle encombrante de leur voisine arrogante et méprisante, ne plus se laisser dicter leur conduite, et prendre enfin une place à part entière sur l’échiquier régional. En somme, ne plus faire rimer périphérie parisienne et zone tampon, dépotoir, réserve.
Evidemment, la fin rapide du Front populaire*[7], la marche à la guerre, le revirement aussi inattendu qu’historique de l’Union soviétique face à Hitler en VIII/1939*[8], la débâcle et finalement l’installation du régime de Vichy mirent à mal cet engagement communiste en banlieue, et affaiblirent durement et durablement le communisme municipal. Toutefois, les bases étaient bel et bien jetées et furent suffisamment solides pour qu’une renaissance rapide intervienne dès les hostilités achevées. D’autant que le rôle joué par les communistes dans ce conflit (réel tout autant que supposé et par la suite mythifié) favorisèrent rapidement une revitalisation de cet engagement communiste suburbain qui prit même, après-guerre, un nouvel, et véritable essor cette fois.
Eric BAIL pour èV_
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[1] La cité de la Muette à Drancy conçue, entre 1931 et 1934/5, par les architectes Eugène BEAUDOUIN et Marcel LODS (considérée comme le premier grand ensemble français, et qui fut entre 1941 et 1944 utilisée comme camp de concentration/transit vers les camps de la mort nazis) en est un exemple édifiant mais loin d’être unique. Ainsi, c’est l’office HLM de la ville de Paris qui géra les placements aux « 4 000 » de La Courneuve jusqu’en … 1984 ! De fait, cette attitude parisienne, vécue comme arrogante voire humiliante à force de répétitivité, a balayé tout ce qui a pu être fait, et parfois de très innovant à une plus large échelle, comme le réseau RER, les coopérations intercommunales, ou la tentative d'irrigation du territoire francilien avec l'idée des villes nouvelles.
[2] Un premier au nord/ouest, le plus modeste même s’il compte une ou deux grandes villes comme Nanterre. Un deuxième au nord/est, beaucoup plus imposant et menaçant, surtout si on y ajoute les mairies aux mains de la SFIO. Et enfin, un dernier au sud de taille également conséquente puisqu’il regroupe plus de la moitié des municipalités aux mains du PCF dans le département.
[3] Quelques exemples : le plus emblématique, Jacques DORIOT, maire de Saint-Denis depuis 1931, qui fit de la ville un bastion du PC-SFIC avant d’être exclu du parti pour ses prises de position en VI/1934 ; ou encore Charles AUFFRAY, maire de Clichy-la-Garenne depuis 1925, également communiste de la première heure avant qu’il ne se décide à quitter le PCF en 1929.
[4] Sanglantes et répétitives émeutes, entre les extrêmes notamment (comme celle du 06/II/1934) ; Front populaire aux commandes, et qui peinent à calmer les ardeurs de la rue ; guerre d’Espagne dans laquelle s’opposent fascistes et communistes ; coups de force des dictatures, etc.
[5] Bien hypothétique même aux yeux des plus farouches anticommunistes qui ne se servent de cette image qu’à des fins évidemment propagandistes.
[6] Ce qui se fera sentir jusqu’en V-VI/1940 quand, dans un Paris évacué par le gouvernement devant l’avancée allemande, de fausses et folles rumeurs firent un temps de Maurice THOREZ, secrétaire du PC-SFIC, le nouveau locataire de l’Elysée. Certains affirmant même avoir vu le drapeau rouge flotter sur le toit du palais présidentiel [sic].
[7] Si la majorité issue des élections d’IV-V/1936 demeure bien en place jusqu’à la mise à mort de la République par Pétain, Laval et leurs sbires, avec la complicité de la quasi-totalité des parlementaires le 10/VII/1940, à Vichy, le Front populaire lui ne survit que quelques mois. Ce sont d’abord les communistes qui lâchent leurs alliés socialistes et radicaux dès IX/1936, avant que ne chute le gouvernement BLUM en III/1937 ; et qu’en IV/1938, DALADIER ne referme définitivement la parenthèse en formant un gouvernement sans socialistes, afin de « remettre la France au travail » [sic].
[8] Pacte germano-soviétique qui eut des conséquences pour la France sur le plan militaire certes (fin de l’espoir d’une nouvelle alliance type « Triple Entente 1914 »), mais aussi de façon plus inattendue sur le plan politique. En effet, les directives de la IIIe Internationale exigeant une allégeance complète du PCF à la politique soviétique, se développe alors chez les communistes français l’idée d’une « guerre impérialiste » à laquelle il ne faut pas adhérer. Maurice THOREZ quitte alors le pays pour Moscou, et Edouard DALADIER, président du Conseil, fait dissoudre le PCF et interner les députés communistes (des élus de la nation !). Sur le plan local, s’ensuit démissions et désorganisation qui pesèrent sur le communisme municipal jusqu’en 1945.
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Principales sources : FOURCAUT (Annie), collectif, Paris/Banlieues, conflits et solidarités, Paris, Creaphis Editions, 2007, 475 p. ; RONAI (Simon), Paris/banlieue : je t’aime, moi non plus (article publié sur cairn.info/revue-herodote en 2004) ; pour les photos, c.f google images ; carte personnelle du département de la Seine représentant le résultat des élections municipales de 1935 (rose : SFIO ; rouge : PCF ; les communes de gauche dissidentes et les minorités communistes ne sont pas indiquées).
Tags : paris, banlieue, ceinture rouge, front populaire, thorez, pcf, sfio, sfic, blum
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